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Articles / Familles, parentalité & grand-parentalisation

 

 

Famille, maternité, paternité, parentalité, grand-parentalité, fratries...par les collaborateurs de Le monde est ailleurs

 

 

Photo LMEA Avec Simone, Cape Cod, États-Unis 1963

 

 

PARENTALITÉ
Contre  la désobéissance des enfants de 3 ans et plus

Les Douze raisons de dire non

2012

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale

Montréal, Québec, Canada

Avec Le monde est ailleurs

Extrait de services vie.com / La normalité adoptive 2013

Dernière révision : 3 février 2008

 

 

Un enfant entêté, ouvertement désobéissant, opposant, qui harcèle constamment ses parents pour obtenir des objets ou des faveurs peut avoir l’air d’un « enfant roi ». Malgré son despotisme apparent, un tel enfant souffre peut-être d’insécurité. Peut-être perçoit-il, à raison ou à tort, son parent fragile, ambivalent dans ses intentions disciplinaires, incertain dans ses valeurs. Alors, il met à l’épreuve.  Voici une technique pour lui redonner de la sécurité.

 

Des parents intelligents, articulés et équilibrés, peuvent effectivement se trouver totalement incapables de jouer leur rôle d’encadrement et d’autorité. Convaincus qu’ils n’arriveront pas à se faire aimer de l’enfant s’ils sont fermes, ils tombent souvent dans le sur-ajustement aux humeurs de l’enfant. Ils cherchent à éviter que l’enfant dérégule ses affects devant une frustration, car ils se sentent impuissants et incompétents lorsque la crise arrive. Ils contrôlent ainsi à outrance l’environnement plutôt que de s’adresser directement à l’enfant. 

 

Pour reprendre le contrôle parental

La technique des Douze raisons de dire non peut être le premier pas pour un parent en perte d’autorité et qui craint de « traumatiser » son enfant en étant trop sévère. À la fois simple, mais efficace, humoristique, mais respectueuse, cette technique permet au parent de faire l’expérience de dire non sans se sentir un mauvais parent, sans utiliser une méthode colérique ou intimidante.

 

La crainte principale des parents devant cette méthode est que l’enfant fasse une crise lorsqu’on osera lui imposer une limite. On doit donc annoncer aux parents que les crises pourraient en effet augmenter au début. Il faut dire que la possibilité que ces crises augmentent grâce aux Douze raisons de dire non n’est pas toujours bien accueillie par un parent épuisé.

 

Reprendre le contrôle prendra temps et détermination et la technique ne réglera pas tout.

 

Objectif 

Diminuer les « attaques d’opposition »  de l’enfant colérique.

 

Augmenter la capacitation du parent à ne pas se laisser entraîner dans une argumentation moralisante et stérile avec l’enfant.

 

Source 

Je vous dis tout : ma technique des Douze raisons de dire non est inspirée d’une conférence entendue sur le réseau américain PBS il y a une quinzaine d’années. Cette conférence était donnée par un psychologue assez âgé et fort sage, mais dont le nom, malheureusement, m’échappe. J’ai par la suite adapté la méthode aux besoins spécifiques des enfants opposants et suggère aux parents de ma clientèle de l’utiliser avec leurs enfants.

 

Age d’utilisation 

À partir de 3 ans.

 

Clientèle cible 

Enfant ouvertement opposant, colérique, qui dérègle ses affects et a besoin de faire plusieurs attaques de contrôle contre son parent.

 

Contexte d’utilisation 

Cette technique doit être appliquée par les parents à la maison, et de façon assez intensive au début, parfois plusieurs fois par jour pendant quelques semaines.

 

Matériel nécessaire 

Un bocal transparent non cassable. Des petites fiches en carton. Des crayons et / ou des images découpées dans des revues.

 

Allégorie

Dans la tête du parent : « Je refuse de laisser ta colère me contrôler. Je te laisse cette colère tout en comprenant que cela ne te plait pas. Ta colère ne vas changer les règles de discipline ».

 

Description de l’outil

Voici les étapes à suivre :

 

Le parent trouve ou achète un pot en plastique transparent et incassable de la grandeur d’un petit bocal à poisson rouge. Sur le bocal, il inscrit sur une étiquette : Les douze raisons de dire non.

 

Sur chacune des 12  fiches en carton, il écrit l’une des affirmations suivantes :

 

Je ou nous n’avons pas le temps.

Ce n’est pas le temps.

Tu n’as pas mérité ce privilège.

Ce n’est pas de ton âge.

Ce ne sont pas des gens de confiance.

C’est trop loin.

Ce n’est pas dans nos valeurs comme famille.

C’est trop cher.

Ce n’est pas dans les règles de la famille.

Ce n’est pas bon pour la santé.

C’est dangereux.

C’est comme ça et ce n’est pas autrement !

 

Si l’enfant ne lit pas encore, il faut écrire tout de même les phrases, mais en ajoutant des pictogrammes appropriés. Par exemple, on peut découper une horloge et y mettre un gros X dessus pour le « nous n’avons pas le temps »; ou on peut trouver une tête de mort avec un X dessus pour illustrer le «  c’est dangereux », et ainsi de suite.

 

Puis, on place tous les cartons dans le bocal que l’on installe dans un lieu passant de la maison, mais accessible pour l’enfant. Le comptoir de la cuisine ou une bibliothèque peut bien faire l’affaire.

 

On fait une petite réunion de famille où on explique que les papas et les mamans doivent dire non à leur enfant. Que ce sont les papas et les mamans qui savent ce qui est bon pour la santé, la sécurité et le développement de leur enfant, pas le contraire. Que lorsqu’on dit non à un enfant, ce n’est pas une preuve de haine ou de mépris. Dire non est un des rôles les plus importants des parents.

 

On explique ensuite que pour maintenir le calme et l’harmonie dans la maison, il y aura désormais un nouvel objet : le pot des Douze raisons de dire non. À cette étape, il ne faut pas que les parents en disent plus, même si l’enfant menace de faire une crise s’il n’en apprend pas plus. N’oublions pas que le but de l’intervention est de gagner la confiance de l’enfant. Lui donner les stratégies n’est justement pas stratégique. Installer un petit malaise chez l’enfant fait partie de la méthode. Cela l’aide à remarquer.

 

Scénario typique

Il est 18 heures. Papa s’occupe de la petite Léa, 20 mois. Jérôme, 5 ans,  écoute la télé pendant que maman commence à verser la sauce à spaghetti sur les pâtes encore fumantes. La table est mise, cela sent la bonne sauce et maman a prévenu toute la maisonnée que le repas serait prêt dans 5 minutes. Donc, Jérôme a des informations sensorielles (odeur de la sauce, table mise), il a des informations verbales (sa maman a annoncé que le souper est presque prêt), il a aussi des informations de sa mémoire procédurale : lorsque son émission se termine, habituellement on mange. Bref, tout lui indique qu’il va manger bientôt.

 

Tentative de putsch

Devinez quoi ? Jérôme choisit exactement ce moment-là pour faire une petite « attaque ». Une tentative de prendre le contrôle de la situation, et ce, même si cela va engendrer des émotions désagréables. N’oublions pas que pour certains enfants, le désir de prendre le contrôle est plus fort que la crainte d’une punition.

 

Jérôme arrive dans la cuisine et donne l’ordre suivant (ces enfants ne demandent pas poliment, ils donnent des ordres) : « Maman, donne-moi deux biscuits au chocolat ! » La maman n’en revient pas ! Elle se retourne en disant : « Voyons Jérôme, tu crois que je vais te donner un biscuit au chocolat ! Tu vois bien qu’on mange dans une minute ! » Mais l’enfant continue d’argumenter : « Mais Léa en a eu ce matin, et pas moi, c’est pas juste. » La maman interrompt sa tâche et commence à expliquer fermement à Jérôme toutes les raisons pour lesquelles elle ne doit pas lui donner ce biscuit : « Cela va te couper l’appétit, ce n’est pas bon pour tes dents, ni pour ton agitation, ni pour ton sommeil ». Plus la maman explique, plus Jérôme se désorganise, monte le ton, devient menaçant et pleurnichard. Le stress de maman augmente, son cortisol (hormone de stress) aussi !

 

Débâcle

Pendant ce temps le spaghetti refroidit, Léa et papa qui sont déjà installés à table, attendent. Tout le monde est perdant, en otage des tentatives de prises de contrôle de Jérôme. Maman se sent impuissante, incompétente et ne sait plus quoi inventer comme punition ou conséquence pour que ce conflit inutile et désagréable se termine enfin. Elle finit par crier, envoyer Jérôme dans sa chambre pour « réfléchir » ou tente encore de le menacer de le priver de vélo pour les quarante prochaines années. Là-dessus, maman est dans tous ses états, mais Jérôme ne semble pas affecté outre mesure… pas mal moins que papa, maman et la petite Léa qui ne peut pas supporter les gros bruits sans se mettre à pleurer. Jérôme sera rassuré : sa perception de l’univers est conforme à l’idée qu’il s’en faisait : une maman ne peut pas résister longtemps à ses demandes. Elle n’est pas solide. « J’ai besoin qu’elle le soit pour qu’enfin je lui fasse confiance, mais elle ne l’est pas. Alors, je vais inventer d’autres raisons de l’attaquer, tous les jours, 15 ou 20 fois par jour. Pas parce que je veux tellement un biscuit ou me coucher plus tard. Mais simplement parce que c’est plus fort que moi : je dois contrôler mon univers, sinon je me sens en danger. En danger de quoi, je ne sais pas, mais je me sens tout de même en danger. »

 

Scénario corrigé

Voici le nouveau scénario où la maman demeure sereine, solide et efficace. Avec la nouvelle méthode, elle ne se donne pas le mandat de convaincre cognitivement l’enfant des bonnes raisons de dire non. N’oublions pas que les raisons de ces attaques sont situées dans le cerveau limbique de l’enfant. Faire appel à son néo-cortex est aussi efficace que de téléphoner aux pompiers pour commander de la pizza !

 

La séquence est identique, jusqu’au fameux « Maman, donne-moi deux biscuits au chocolat ! »  La maman de Jérôme se réjouit dans sa tête : « Il neige, je peux essayer mes nouveaux skis ! » La maman se retourne brièvement, exige le contact visuel, touche légèrement Jérôme sur le bras puis lui dit : « Jérôme tu connais très bien les raisons pour lesquelles je ne peux pas te donner des biscuits maintenant. Je t’en rappelle une seule : ce n’est pas le temps, car cela va te couper l’appétit. » Sans attendre de réponse, maman retourne immédiatement faire ce qu’elle doit faire : terminer de servir les assiettes. Jérôme, vous vous en doutez bien, n’acceptera pas de terminer son attaque de cette façon. Ce serait obéir à une personne qui ne lui semble pas un pont solide, pas un capitaine qui peut vraiment le protéger. Alors, il continue à argumenter en y allant d’un ton infantile et désagréable.

 

Un choix de raisons

La maman se retourne alors étonnée, d’un air incrédule et empathique à la fois : « Jérôme, je constate que la raison que je t’ai donnée ne semble pas te plaire. C’est ton droit de ne pas aimer cela, je comprends ta frustration. Si ma réponse ne fait pas ton affaire, va en piger une autre dans le pot. Peut-être que la raison du pot te conviendra mieux. Moi je ne change pas ma raison. » Puis la maman retourne à ses occupations en faisant abstraction des réactions de Jérôme.

 

Au début, l’enfant est dérouté. Il ne comprend pas la réaction de sa mère. Habituellement, il l’obligeait à jouer au tennis avec lui. Il argumentait, elle répondait, le ton montait de chaque côté et ainsi de suite. Comme une balle de tennis qui va et vient selon un enchaînement précis et prévisible. Jérôme connaissait parfaitement le scénario de la joute de tennis et contrôlait les résultats puisqu’à chaque fois c’est lui qui gagnait puisqu’il avait réussi à prendre tout le monde en otage et à ne pas obéir à ses parents.

 

Habituellement, l’enfant va piger dans le pot en chialant rageusement. S’il n’y va pas, le parent refuse systématiquement de répliquer à ses argumentations. Sa seule phrase : « C’est OK, tu n’aimes pas ma réponse, va t’en piger une autre. »

 

Raison à prendre ou à laisser

Lorsque l’enfant pige, il arrive deux choses. Ou bien il tombe par hasard sur la même réponse : « Ce n’est pas le temps », ce qui renforce les paroles du parent --  pendant que l’enfant fait cela, le parent est passé à autre chose et mange tranquillement son spaghetti en changeant de sujet.

 

Ou alors, c’est une autre réponse du genre : « Ce ne sont pas des amis de confiance ». Ce à quoi l’enfant dit tout haut : « Ben, ça n’a pas rapport des amis. C’est niaiseux ». Le parent doit alors trancher en disant : « Ben oui, la seule bonne réponse, c’est celle que je t’ai donnée, viens manger à présent ».

 

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la majorité des enfants viendront manger en étant évidemment fâchés, mais sans faire de crise. Leur cerveau a été pris de court ! Le parent doit alors résister à l’envie de faire la morale. Il doit passer à autre chose sans jamais revenir sur le sujet pour cette fois-ci. L’important, c’est que cela marche. Le parent n’a pas eu l’air fou, en colère, irritable et en perte de contrôle. C’est une victoire en soi.

 

Suivre la technique à la lettre

Si par la suite l’enfant fait une crise, le parent peut utiliser une conséquence habituelle, mais pour le moment, ce n’est pas l’idéal. Le parent doit s’exercer au moins 7 jours avant de se décourager. Parfois cette méthode suffit pour calmer l’atmosphère et pour éviter l’utilisation de méthodes plus coercitives.

 

Il faut bien suivre cette méthode dans ses détails. Quand elle échoue, c’est pour des raisons très simples : quand le parent donne trop d’arguments avant d’envoyer l’enfant piger son carton, ou quand il ne parvient pas à contrôler ses propres affects. Le parent doit réussir à garder le contrôle de ses propres affects. La méthode ne fonctionne que si le parent reste « zen ». Si l’enfant perçoit une fragilité ou un manque de conviction, l’opération échoue.

 

Défis particuliers 

Parfois l’enfant cherche à détruire ou à éliminer ce « pot à raisons » qui lui enlève du pouvoir.

 

La réaction du parent doit alors être humoristique et paradoxale : « Ah, j’ai constaté que tu avais fait disparaître ou brisé le pot. Hum, c’est vrai que maman n’avait pas pris le temps de bien dessiner et écrire les phrases. Je crois que tu veux m’envoyer le message que tu aimerais refaire les cartons plus joliment n'est-ce pas ? Eh bien, voici des crayons, des ciseaux, du carton. Tu me préviens lorsque tu auras fini. » Vous remarquez que le parent ne pose pas la question : «  Est-ce que tu as brisé le pot ?  Le parent se fait confiance et prend le risque, très minime, de se tromper. Vaut mieux être affirmatif et de rectifier par la suite plutôt que de commencer un interrogatoire qui finira de toute façon en crise et en négation.

 

SOURCES

 

Chicoine, J.F et Lemieux, J. Anxiété et adoption, dans Baril, R. & Chicoine J.F. Abandon, adoption, autres mondes, www.meanomadis.com, 2006.
Extrait adapté de Lemieux, J. Adopteparentalité, Montréal, BCAQ/LMEA, à publier, 2011

Beaulieu, D. Technique d’impact pour grandir. Éditions Académie d’Impact. Lac Beauport. 2000.

 

 

PARENTALITÉ ADOPTIVE

Les enfants sont comme des mélèzes

2002

 

Par Johanne Lemieux, travailleuse sociale

Extrait de: ''L’adoption internationale : démystifier le rêve pour mieux vivre la réalité''

D’après Adopteparentalité

Éditeur : Le monde est ailleurs, 2002

 

Petite, je me rendais au camp de pêche de mon grand-père, et ne voyais que des conifères le long de la route qui menait là-bas. C’était pour moi tous des arbres pareils : verts, pointus qui ne perdaient pas leurs épines en hiver. Jusqu’au jour où je me suis inquiété de la « maladie » de plusieurs de ces conifères qui perdaient leurs épines.

 

Mon père de m’expliquer qu’il s’agissait bien de conifères, mais qu’ils avaient une particularité : ils perdaient leurs épines l’hiver. Ils n’étaient pas morts, malades, anormaux ou bizarres, simplement différents. À partir de ce moment-là, moi qui n’avais jusqu’alors jamais vu de différences, je me suis mise à voir des mélèzes partout, hiver comme été, et à comprendre que ce qui semblait être une forêt uniforme était en fait composé d’une très grande variété d’arbres.

 

Une différence plus ou moins évidente

À toutes les personnes qui ne veulent pas admettre, voir, décoder ou entendre parler de « différence » entre les enfants adoptés et les enfants biologiques, je leur dis que les enfants adoptés ne sont pas des « arbres » malades ou étranges, mais qu’ils sont comme les mélèzes. Si on ne sait pas qu’il est normal qu’ils perdent leurs épines en hiver, on va avoir tendance à paniquer ou à leur trouver une grave maladie lorsque la saison sera venue. Mais si on sait, on prévoit, on sait ce qu’on doit faire et on est rassuré. Car les épines repousseront au printemps prochain.

 

Beaucoup de parents et d’intervenants en adoption internationale n’aiment pas se faire dire que leurs enfants sont des mélèzes. Ils s’acharnent à ne voir que la forêt, et non ses particularités. Leurs intentions sont louables. Ils se disent que ce sont déjà des enfants très visibles de par leur couleur de peau, de par leur adoption. Ils ont peur d’admettre ou d’ébruiter certaines particularités qui, selon eux, pourraient nuire à leurs enfants en les stigmatisant davantage.

 

Une valeur ajoutée

Dans leur désir d’être une famille normale et ordinaire avec des enfants « normaux » les parents oublient que le vécu préadoption a donné à leurs enfants des « options ». Il ne s’agit pas d’un handicap, d’une « tare » ou d’un défaut de manufacture. Il s’agit d’une « valeur ajoutée » ! Le vécu préadoption a ajouté des options supplémentaires au modèle « enfant de base ».

 

Ces mêmes personnes sont souvent les premières à se retrouver très désemparées devant certaines émotions, comportements ou difficultés scolaires de leurs enfants. Ils essaient de décoder et de régler les problèmes grâce à la boîte à outils généralement recommandée pour le modèle de « base ». Ils deviennent vite dépassés avec un profond sentiment d’incompétence parentale lorsque ces outils « ordinaires ne fonctionnent pas ».

 

Une tâche merveilleusement difficile

Peu importe le « modèle » d’enfant, devenir parent est une tâche merveilleusement difficile… En général notre propre vie de famille, nos études, nos expériences passées, nos lectures, nos essais et erreurs, nos discussions avec d’autres parents arrivent à nous outiller pour comprendre et intervenir efficacement avec les parties de notre enfant qui appartiennent au modèle de base. Valeurs, alimentation, règles de la famille, soins de santé, activités ludiques, dialogue, gestes de tendresse sont des notions que les parents arriveront éventuellement à gérer sainement.

 

Nier les options des enfants adoptés ne pas vouloir voir leurs particularités, c’est condamner leurs familles à ne pas fonctionner aussi bien qu’elles le pourraient. Plus grave encore, c’est envoyer un message aux petits mélèzes qu’ils sont malades, anormaux, voire malicieux d’oser perdre leurs épines.

 

GRAND-PARENTALISATION

Les enfants miraculés

1997

 

Par Jean-Francois Chicoine, pédiatre

Adapté de "Les enfants Miraculés"

Interbloc, journal interne du CHU Sainte Justine

Montréal, Québec, 1997

Éditeur: Le monde est ailleurs, 2002

 


Mon plus beau souvenir d’enfance est un souvenir de maladie. J’avais 7 ans comme la dent de 7 ans : grand-maman était venue me garder. Ça durerait une soirée, la nuit puis la matinée du lendemain à peine, mais moi je m’en souviendrais toute ma vie.

 

Simone – j’ai toujours appelé ma grand-mère par son prénom – Simone n’était pas du genre maladif et chiant, le genre qui gave ses petits-enfants à l’huile de castor, sous prétexte de les garder en santé.  Non, elle versait plutôt dans l’oie, la pâte à tarte, les carrés aux dattes, les p’tits becs sucrés, bref dans la réalité qui se mange.  Même privés de dessert à cause de nos mauvaises langues, on s’en sortait relativement indemne avec une ration de gras soutenante et plus que convenable : tourtière, rôti de porc et sa beurrée de graisse, petites patates sautées… C’était le bon temps, avant la disette « santélogique », avant les grandes restrictions de beurre et de viandes, quand on mangeait vraiment bien du manger qui goûtait bon, quand on prenait un plaisir innocent à humer des tables fumantes et à dérouler nos « R » dans des exercices de diction béatifiant l’utilisation des lipides et du gros lard.

 

-« Répète après moi », disait Simone.  « Un gros rat gras rôti dans la graisse de rôti… ».  Insatisfaite et gourmande, elle ajoutait : « Essaie encore ceci : petit pot à beurre quand te dépetipotabeurreriserastu… ». Et je me dépetipotabeurrerisais, je répétais mes devoirs des dizaines et des dizaines de fois, avec beaucoup d’application, et en savourant ouvertement le goût de la graisse.

 

Légumineuses et haricot

Sur les conseils de ma mère, Simone m’avait mis au lit de bonne heure, trop de bonne heure, c’est-à-dire avant « Moi et l’autre », l’émission préférée de mon voisin Martin dont la mère avait définitivement toutes les qualités puisqu’elle ne surveillait pas les heures de coucher, achetait des poussins vivants à Pâques et faisait livrer à domicile des hordes de chips barbecue « Fiesta » bien grasses et absolument succulentes.  C’était avant l’invention des chips au vinaigre, mais j’ai l’impression que c’était encore hier.

 

Simone avait fermé les rideaux de ma chambre à coucher, vérifié à ma demande l’absence ou la présence de loup sous le sommier, elle m’avait bordé et raconté mon histoire végétarienne préférée : l’aventure d’un pauvre petit « granola » qui échange sa vache contre une fève qu’il plante et qui pousse, pousse, pousse tellement haute qu’elle lui permet de grimper jusqu’au ciel afin qu’il s’empare de la fortune d’un ogre mangeur de viande. Aussitôt racontée, cette histoire de haricot avait toujours l’effet escompté : un sommeil profond et enviable. Les histoires de légumineuses m’ont toujours endormi.

 

Au milieu de la nuit, je m’étais éveillé soudainement avec des maux de cœur pas possibles suivis de vomissements puissants.  Alertée par mes pleurs, Simone était venue à mon secours, avait étendu sur mon front une débarbouillette humide et installée entre mes deux genoux une grande chaudière jaune : la chaudière « au cas où ».  C’était le nom du seau et ça me plaisait bien que le seau ait son nom, car il me rendait beaucoup de services.  Le seau, c’était ma chaudière à moi, elle ne me quittait pas des yeux.  À la moindre nausée, elle se redressait, alerte et toujours prenante.

 

Je plains les enfants qui vomissent sans grand-mère dans le haricot verdâtre des salles d’urgence. Les haricots n’ont pas de nom, c’est pourquoi ils ne s’occupent pas toujours aussi bien des petits malades dont ils ont la charge.  Ma chaudière à moi était apprivoisée, unique au monde. Elle répondait à mon besoin de sécurité et me donnait envie de l’univers. Elle ne m’abandonnerait pas et je ne l’abandonnerais pas.

 

Simone possédait cette technique de dissuasion unique chez les grands-parents, une manière bien à elle de me faire oublier mon mal, une manière songée, intégrée, forgée aux varicelles et aux gastro-entérites de ses treize frères et sœurs, une expérience, une expertise de vie dont je m’inspire le mieux possible pour soigner aujourd’hui mes petits malades.  D'ailleurs, il lui avait suffi de deux temps et trois mouvements pour que je sois déjà en ascension vers le meilleur. Un peu de Saint- Chrème et beaucoup d’épaisseur, voilà toute la question et tout l’art des grands-mères Simone.

 

Cretons et gras du vocabulaire

Les enfants d’aujourd’hui manquent de grands-mères : il leur manque le gras de creton et le gras du vocabulaire.  Ils n’entendent rien à notre nouvelle cuisine santé, à notre ragoût dégraissé et à notre manière allégée, surgelée, prêt à préparer de cuisiner notre progéniture. Comme ceux d’hier, les enfants d’aujourd’hui veulent encore être soignés et protégés.  Ils se demandent même pourquoi on se soucie tant de leur santé alors qu’on néglige souvent leurs maladies.

 

Comment leur expliquer l’intervention absolue des étrangers, le recours compulsif à la machinerie du système de santé, à l’abaisse-langue du médecin, à l’aiguille du chinois ou du « granole » qui trippe sur la Chine, comment leur justifier leurs longues heures d’abandon qu’on leur fait subir dans nos urgences sous prétexte qu’ils ont vomi simplement une seule et toute petite fois et le retour ipso facto au service de garde. Comme nous, quand nous étions petits, ils préféreraient le plus souvent la confiance de leur famille, le confort de leur salon, leur toutou moelleux, une chanson dodue, une couverture de laine jusqu’au cou et une chaudière « au cas où », mais ils n’auront droit qu’à un siège non rembourré de salle d’attente, à des cris stridents et à la vision dantesque d’une trentaine d’autres enfants entassés entre leurs parents et la slutsh.

 

Aussitôt que le mal se pointe, vite on cherchera à prédire au plus coupant le retour à la santé, pour l’annoncer à toute la société au moyen de papiers de santé, pour la garderie, l’école, le travail, la compagnie d’assurances et même pour Air-quelque chose parce que « fuck, y s’est mis à renvoyer la semaine qu’on allait en République ». C’est la santé qui est sacro-sainte, pas la maladie.

 

Qui contesterait le bien-fondé de la santé puisque personne n’aime le vomi et que tout le monde est ravi qu’il soit essuyé par quelqu’un d’autre?

 

La santé nous arrange bien, elle arrange bien ceux qui ne font plus confiance au réel, tout plein de familles débordées par le Waterloo de la vie et dépossédées de l’art d’être grand-mère, tout plein de docteurs, de ministres, de thérapeutes qui aiment jouer au docteur, d’hommes publics qui préfèrent les statistiques aux crottes de nez, d’administrateurs, de syndicats, de journalistes, enfin tout ce beau monde qui tolère silencieusement l’intolérable, tous sauf bien sûr l’enfant qui a vomi à peine une ou deux fois, cet enfant toujours en attente d’épaisseur, de chaleur humaine et de beurre sur sa tartine.

 

Mais comment guérir quand tout est maigre?  Pourquoi guérir sans le calme, la présence et la générosité de ses pairs ?  Nos enfants malades veulent encore de l’épais, mais on insiste pour leur servir la minceur du docteur de garde qui n’est plus l’ami, le confident ou le médecin de famille, la minceur du temps vidéoclippé alloué pour guérir avec la minceur d’un haricot sans nom qui contient tellement moins qu’une chaudière. Il y a de ces soirs où je bousculerais la salle d’urgence bondée à craquer pour hurler en fessant avec une cuillère sur une casserole : « Tout est mince ». Mais je me retiens pour les raisons que vous imaginez : tout le monde est convaincu de manger trop gras.

 

Champagne et tulipes

Vers la fin de la nuit ou le début du jour, j’étais presque guéri.  Simone avait ramené de la cuisine un philtre fabuleux, le champagne des médicaments : quelques onces de Canada Dry.  Simone n’était pas de l’école qui croit que le Ginger ale doit être servi tiède et « flat » pour exercer son effet magique.  Non, elle me l’avait servi bien froid et pétillant, à son meilleur, comme il devrait toujours être servi, en petites quantités croissantes pour hâter la guérison et en me racontant tout plein d’histoires de plus en plus soutenantes, décidément plus carnivores. 

 

« L’ogre avait 7 filles qui n’étaient encore que des enfants.  Ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau parce qu’elles mangeaient de la chair fraîche comme leur père. »

 

J’en étais à peine à ma cinquième gorgée de Canada Dry, que je me sentais déjà en forme pour la fondue bourguignonne et ses sauces.

 

« Elles n’étaient pas encore fort méchantes », continuait-elle, « mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang ».

 

Impossible de se morfondre avec des histoires pareilles. Quelques heures plus tard, j’étais déjà sur le piton, prêt à enfiler mes bottes de 7 lieux, à déjouer les ogres et monsieur Crépault à qui mon voisin Martin et moi volions toujours quelques tulipes pour les offrir à nos grands-mères. Le Canada Dry était fée. 

 

J’étais un enfant miraculé de l’amour et de l’épaisseur.

 

 

 

Photo LMEA/ Michael Mansour, L'oncle et l'enfant, Liban 2005

 

 

 

Photo LMEA/ Claude Dolbec, En famille, Salvador 2003

 

 

 

 

Photo LMEA Par la main, Tunisie 1978


 

 

 

Dernière revision: Janvier 2014

 

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